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Victor Burgin, La Cinquième Promenade, 2007 in cycle L’Éternel Détour, séquence automne-hiver 2012-2013 |
La Cinquième Promenade fut conçue spécifiquement pour l’exposition qui eut lieu au Mamco en 2007. Un film et dix textes encadrés et présentés face à l’écran forment cette œuvre librement inspirée de (1940) d’Adolfo Bioy Casares et des (1776-1778) de Jean-Jacques Rousseau. L’histoire est une métaphore de l’île, un lieu où se superposent plusieurs strates de mémoire et de récits. Organisé en sept séquences, le film montre des plans fixes tournés sur l’île Saint-Pierre, située sur le lac de Bienne, dans le canton de Berne. Victor Burgin fait se succéder des paysages calmes, vides, presqu’en attente, des vues sur des arbres et des pierres doucement ombragées dans une forêt, des rivages de roseaux en plein vent, malmenés par une présence invisible, ainsi que des plans sur un embarcadère désert puis occupé par une femme silencieuse. Motif récurrent dans l’œuvre de V. Burgin, cette femme, qui attend face au paysage, noue ici des liens tant avec la mythologie des îles qu’avec la peinture romantique allemande de Caspar David Friedrich. De ces images très picturales se dégage un imaginaire formel entre la photographie et le cinéma, combinant un jeu hiératique des poses et des espaces immobilisés avec le vivant, les mouvements de la lumière et de la nature. Le spectateur attentif remarquera que la dernière séquence, le « septième jour », est plus longue que les autres et fait se répéter le chant d’un oiseau puis de lourds clapotis dans l’eau du lac. Au film, s’ajoutent dix « rêveries », dans lesquelles se mêlent des fragments de deux récits, celui de J.-J. Rousseau et celui de A. Bioy Casares. L’île devient ce territoire abritant des scènes prises à des moments différents, deux paradis singuliers enregistrés en un seul temps par le film. En évoquant cette mémoire dans les rivages et les forêts de l’île romantique, l’artiste fait de ce lieu une forme de réceptacle où les récits et les images s’inscrivent comme des couches temporelles. Les allers et retours conscients et inconscients dans cette île devenue machine à souvenirs, se rapprochent du processus de la rêverie décrit par Sigmund Freud dans La Création littéraire et le rêve éveillé (1908). La Cinquième Promenade, c’est en effet d’abord le titre d’une partie des Rêveries du promeneur solitaire, récit introspectif écrit par J.-J. Rousseau au cours des deux dernières années de sa vie. Dans ce texte, il se remémore son séjour de deux mois passé dix ans plus tôt sur l’île Saint-Pierre où il vécut « un bonheur parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir ». Si le cadre de la promenade de V. Burgin, par son titre et le choix de cette île, se réfère en premier lieu à J.-J. Rousseau, l’intrusion de l’île décrite par A. Bioy Casares vient perturber le refuge accueillant du genevois. Dans L’Invention de Morel, qui se présente comme un journal, le personnage central est, comme J.-J. Rousseau, un fugitif aux pensées frôlant parfois la paranoïa. Sur une île, cette fois hostile et maudite, il tombe amoureux d’une femme entourée de son groupe d’amis. Abattu par l’étrange impassibilité de celle-ci face à ses tentatives d’approche, le personnage principal finit par découvrir qu’elle et son entourage sont des simulacres destinés à rejouer éternellement la même semaine. Une machine inventée par Morel, l’un des leurs, fut destinée à enregistrer le passé et à reproduire les êtres dans leurs dimensions spatiales et temporelles. Si J.-J. Rousseau se remémore une île idyllique, le personnage du roman de A. Bioy Casares erre dans un lieu hanté par une mémoire extérieure et étrangère, enregistrée par une machine froide, objective. Ce fugitif témoigne de la reproduction de moments qu’il n’a pas vécus quand J.-J. Rousseau joue à reconstituer ses souvenirs et fait basculer son écriture dans le récit autorisé de sa mémoire. L’île, ce lieu d’inscription suspendu, se trouve liée à une machine bouleversant le mouvement des souvenirs qui lui sont associés. Par des décalages et des correspondances, l’œuvre de V. Burgin crée un montage de ces temps hétérogènes. Des décalages rappelant la terrible invention de Morel, et des correspondances par cette unité de lieu. Les textes et les images sont alors captés dans un mouvement continu, une boucle entraînant le lecteur spectateur dans des associations d’idées comme si V. Burgin entreprenait l’illusoire dessein d’être au plus près de l’émanation psychique. |
Victor Burgin est né à Sheffield (Royaume-Unis) en 1941 ; il vit à Lagarde-Fimarcon (France) et à Paris. |