Traduit en français le nom sonne plutôt désuet : Le Collège de la Montagne Noire vous a une facette bibliothèque verte qui fait illico clignoter la case Club des 5 d’Enyd Blyton 1 dans votre cerveau. On imagine des souterrains secrets, des sentiers escarpés, des sandwichs au jambon lâchés dans la stupeur, des cabanes abandonnées et des feux de camp réconciliateurs. À Genève, les collèges ont plutôt des noms de personnages historiques : Rousseau, Voltaire, Emilie Gourd, Sismondi, Calvin, de Candolle, Nicolas Bouvier, Henri Dunant et autres gens remarquables qui ont passé leur vie à entreprendre des réformes, classer des plantes, traquer des virus, lutter pour les femmes, prononcer des sermons, conduire des ambulances, écrire des livres, bref des tas d’activités respectables qui leur ont apporté Palmes, Prix et notices longues comme l’avant-bras dans le Petit Robert. Des personnalités choisies pour la noblesse de leurs actions censée infuser les étudiants fréquentant les établissements baptisés à leurs noms. Pourquoi pas.
Black Mountain College : en anglais ça sonne tout de suite mieux. Surtout si on le dit avec l’accent américain, réflexe presque aussi automatique que de tendre sa Carte Cumulus à la caisse de la Migros tant on s’est empiffré de séries TV made in USA toutes mieux foutues les unes que les autres et de ce fait particulièrement nuisibles à la bonne tenue de son agenda. Donc Black Mountain College : et hop surgissent pêle-mêle Calamity Jane, Crazy Horse, Wild Bill Heacock, Deadwood (encore une série avalée dans la culpabilité du devoir remis au lendemain), Alfred Hitchcock, le Mont Rushmore, Cary Grant qui retient Eva Marie Saint en train de casser son talon sur le nez de George Washington, des Indiens Sioux un peu partout cachés derrière des fourrés… Sauf que non. Pas du tout. Ça c’est les Black Hills, faudrait voir à ne pas confondre les montagnes et les collines : la Mountain est tout à l’est en Caroline du Nord tandis que les Hills sont à l’ouest dans le Dakota du Sud. Bon d’accord. On recommence.
Black Mountain College, deuxième. Pendant des années j’ai lu ce nom dans des livres, des articles, des bibliographies, ou comme légende sous des images en noir et blanc de jeunes gens en bras de chemise posant en groupe sous des arbres à large feuillage. Un nom mythique accolé à d’autres noms tout aussi mythiques, John Cage, Merce Cunningham, Walter Gropius, Richard Buckminster Fuller, Willem de Kooning, Cy Tombly, Charles Olson, Robert Rauschenberg etc. Des noms avec des contours plus ou moins flous, mais dont la sonorité suffit à déclencher une micro tempête sous un crâne sujet aux effervescences. Au sujet de la puissance évocatrice des noms, Proust, qui en connaît un rayon, parlait des rêveries provoquées par le seul fait de les prononcer : Parme, Florence, Balbec ou encore Coutances, cathédrale normande que sa diphtongue finale, grasse et jaunissante couronne par une tour de beurre.
Dans cette perspective, Black Mountain College claque comme un drapeau de pirate planté au sommet d’une montagne indienne. Avec sur son flanc, un bâtiment tout blanc (le collège) entouré de grands arbres sous lesquels de jeunes gens intelligents, décontractés et élégants (ça c’est l’effet des photos en noir et blanc) passent leur temps à expérimenter des choses incroyables ayant trait à tous les domaines de la connaissance, art, science, philosophie. Black Mountain College comme une hétérotopie, un lieu qui a existé vraiment mais dont il ne reste que des traces (oui mais quelles traces), un espace qui héberge l’imaginaire de plein de gens qui n’ont jamais mis les pieds en Caroline du Nord et qui, si ça se trouve, n’auront jamais l’occasion de les mettre 2.
Sans doute dans la salle d’attente de mon dentiste 3, j’ai lu un jour que le père de Martin Scorsese avait fréquenté le Black Mountain College. Ou était-ce celui de Robert de Niro ? Peut-être celui de Harvey Keitel en fait ? On s’en fout. En tous les cas je me rappelle très bien d’une des images qui accompagnaient l’article : de jeunes hommes en T-shirt et sandales suspendus par les bras aux éléments d’une structure métallique en forme de demi-sphère. Un peu comme des gamins sur une place de jeux. Au milieu d’eux, un homme un peu plus enveloppé et légèrement dégarni. J’ai appris plus tard qu’il s’agissait de Richard Buckminster Fuller testant avec ses étudiants la solidité d’un de ses fameux dômes géodésiques. Étudier les propriétés de la géométrie tout en faisant les singes, ça c’est de la pédagogie me suis-je dit.
Des années plus tard, j’emprunte à la bibliothèque un DVD rassemblant les premiers courts métrages de Martin Scorsese dans les années 1960 et 1970. Parmi eux, le film documentaire Italianamerican dans lequel le cinéaste filme ses parents. Un vrai film de famille tourné selon les méthodes du cinéma direct, ce qui n’était pas encore très fréquent à l’époque (1974). Je me souviens alors de la fameuse photo du fameux article lu dans la fameuse salle d’attente de dentiste. Curieuse de voir ce que Scorsese senior est devenu après son passage dans ce collège expérimental mythique, je glisse avec excitation le DVD dans le lecteur.
Après quelques images présentant le dispositif cinématographique installé de manière lambda dans un salon visiblement trop exigu, on voit un couple d’une soixantaine d’années assis sur un canapé à fleurs recouvert d’une feuille plastique protectrice. Des lampes assez immondes de chaque côté du canapé, une table basse en bois massif de type espagnol sur laquelle est posée une espèce de vase-cendrier-objet d’art improbable du même acabit que les lampes. Au-dessus du canapé, une reproduction d’un tableau que je n’arrive pas à identifier, des enfants dodus dans des vêtements à dentelles, avec des joues roses et des cheveux en bataille, une image pour boîte à biscuits comme ma grand-mère les collectionne. Les époux Scorsese sont tout aussi dodus, Madame porte une robe assez courte avec un décolleté à volant, un brushing gonflé et laqué à mort comme on en faisait à l’époque, elle parle beaucoup avec les mains et porte sans doute la culotte. Monsieur est plus réservé, avec de grosses lunettes en écaille et une chemise à rayures qui l’engonce un peu. Il a l’air à la fois amusé et un peu fatigué par tant d’énergie déployée chez sa moitié.
Je suis littéralement fascinée. Incroyable comme cet homme qui a côtoyé les esprits les plus avant-gardistes du siècle quelques décennies plus tôt a réussi à composer avec ses origines italiennes visiblement modestes et à leur rester fidèle ! Je l’observe avec attention se chamailler avec sa femme, lui reprocher avec placidité de minauder lorsqu’elle explique la recette des boulettes de viande de sa belle-mère devant la caméra. C’est tout à fait charmant et totalement déconcertant. Bon c’est vrai, la reproduction des enfants dodus façon boîte à biscuits et le plastique sur le canapé me laissent un peu sceptique, mais je m’obstine à tisser des liens entre l’imaginaire généré par les mots Black Mountain College et l’univers déroutant de ce salon middle class dans une brownstone de la banlieue new-yorkaise. Tiens d’ailleurs le brushing boule de Madame rappelle un peu le dôme géodésique de Richard Buckminster Fuller, non ? Au bout de cinq minutes, après de grandes luttes contre moi-même pour balayer tous les préjugés qui m’ont été refilés par mon éducation catho fribourgeoise, les doutes prennent tout de même le dessus, j’appuie sur Pause et vais faire un tour sur Google pour en avoir le cœur net. En trois clics, je découvre ma bourde : ce n’est pas le père Scorsese mais bien Robert de Niro Senior qui a fréquenté le Black Mountain College dans les années 1950 ! Je suis un peu déçue, cette promiscuité entre l’avant-garde artistique et les canapés à fleurs sous plastique me plaisait bien, je commençais à déceler chez Monsieur Scorsese Père une attitude de détachement zen très armlederienne 4.
Cette confusion des noms est un phénomène récurrent chez moi. Hormis quelques moments de franche gêne devant des interlocuteurs interloqués, elle m’a permis d’échaffauder des théories souvent bancales mais parfois intéressantes selon le degré et la forme d’incongruité qu’elle produisait. J’ai pensé récemment à cela en écoutant une interview de Pierre Bayard, écrivain, professeur de littérature et psychanalyste, ce qui fait beaucoup de choses dans une seule personne. Celui-ci a publié à l’automne dernier Et si les œuvres changeaient d’auteur ? Bayard a l’air d’être un genre de type retors qui empoigne systématiquement les choses à l’envers 5. Donc tout à fait intéressant à première vue. Dans cet essai qui ne fait pas partie de la collection Paradoxe des Éditions de Minuit pour des prunes, l’écrivain propose une relecture critique de certains chefs-d’œuvre de la littérature et du cinéma en les attribuant à d’autres auteurs. L’idée étant de découvrir les œuvres sous un angle inhabituel qui puisse provoquer des résonances inattendues. Bayard propose ainsi de lire Autant en emporte le vent de Léon Tolstoï ou de voir Le Cuirassé Potemkine d’Alfred Hitchcock. Je ne sais pas si le livre vaut tripette mais je me suis promis de le lire quand j’aurai terminé la deuxième saison de Bored to Death (en résumé : un écrivain qui n’arrive pas à être édité enquête sur des affaires qu’il n’arrive pas à élucider. Avec un Jason Schwartzman en copié-collé de Jean-Pierre Léaud période Antoine Doinel). Je suis assez séduite à priori par la démarche de Bayard, ayant moi-même pratiqué involontairement ce que ce monsieur théorise savamment sur plus de cent cinquante pages.
Les croisements et autres phénomènes d’hybridation dans l’attribution d’œuvres est un terrain de jeu qui a déjà été expérimenté dans l’art contemporain. Par les artistes évidemment. Ça fait jubiler certains, couiner d’autres et dans la foulée donne du boulot aux avocats spécialisés dans les droits d’auteurs. Mais à ce que je sache, ce procédé n’a pas encore été utilisé par les critiques d’art comme nouvel outil d’interprétation. Ou je me trompe ?
L’autre jour je suis allée au vernissage de la dernière exposition de Sarkis au Mamco. Les espèces de totems à chevelure Woodstock faite en bandes magnétiques m’ont remémoré par effet de contraste le brushing impeccable de Madame Scorsese dont le mari n’a pas eu la chance de suivre des cours au Black Mountain College mais est néanmoins un type super. J’ai décidé alors de me promener dans les étages du Musée en réactivant ce principe de confusion. Traverser l’Hôtel Sarkis en me persuadant qu’il s’agissait d’une exposition d’Olivier Mosset. Essayer d’interpréter le principe d’hospitalité de l’un à l’aune de l’amour pour la motocyclette de l’autre.
C’est pas facile mais ça vaut le coup d’essayer.
P.S. Pour voir le brushing boule en entier de Madame Scorsese et le sourire amusé de son mari, tapez ici : http://www.youtube.com/watch?v=2tzKAlLb4iM
1 Célèbre romancière britannique de livres pour la jeunesse dans les années 1950 et 1960, cinquième auteur le plus traduit dans le monde, derrière Lénine mais devant Barbara Cartland. Si la nouvelle génération ne la lit plus spontanément, elle a néanmoins bien des chances de se retrouver un jour nez à nez avec un vieux Club des Cinq traînant sur les étagères d’une maison de vacances.
2 Fonctionnant de 1933 à 1957, le Black Mountain College a été une école expérimentale avec une pédagogie libérale interdisciplinaire basée sur l’expérience communautaire et la mise en avant du travail manuel. Accueillant dès le départ des gens tels que Josef Albers et son épouse Anni, enseignants du Bauhaus en fuite, le BMC peut être considéré comme le prolongement outre-atlantique de celui-ci. Point de rencontre entre l’esprit anticonformiste américain et l’avant-garde moderniste allemande, l’établissement fut un lieu de création et d’expérimentation unique en son genre où étaient enseignés aussi bien les arts plastiques que la philosophie, l’architecture, la danse, la musique et la poésie. Pour plus d’informations : http://www.bmcproject.org/
3 Oui je confirme, il existe des dentistes qui soignent non seulement les dents mais également la lecture de leurs patients en proposant dans leur salle d’attente autre chose que Gala, Paris-Match ou Psychologies. Le mien a une prédilection pour l’architecture, l’art, la décoration d’intérieur et les bateaux (du coup, je me demande si je devrais m’inquiéter de ses tarifs ?).
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