Fabienne Radi
Tranchubchtanchiachion |
Ambroise Tièche
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Fabienne Radi Pleased to meat you |
Le bœuf écorché de Rembrandt ; Sylvester Stallone dans Rocky ; Extrusoït d'Anita Molinero ; Jack Lemmon dans Irma La Douce ; Figure with meat de Francis Bacon.
Cette année, dès la fin août et dans des endroits beaucoup plus frais — en l’occurrence les salles de cinéma —, on pouvait aussi observer sur grand écran les corps bodybuildés mais un peu fatigués de toute une brochette de mâles alpha hollywoodiens rescapés des années 80 1 et emmenés par Sylvester Stallone dans des aventures gonflées d’effets spéciaux. La bande-annonce, que j’ai vue à Marseille pendant les vacances dans un petit cinéma de la Canebière où je m’étais réfugiée pour échapper à la canicule, est un festival de muscles hypertrophiés, deltoïdes, grands adducteurs, moyens fessiers, longs péroniers, trapèzes, jumeaux externes, vastes internes et autres sterno-cléïdo-mastoïdiens sur lesquels saillent des veines tendues comme des cordes de violon. On ne sait plus quoi est à qui, mais ce conglomérat de viande est très impressionnant. Bref, tous ces corps luisants, qu’ils soient exhibés sur une grille en téflon, une plage de sable ou un écran géant, m’ont soudain rappelé les carcasses sur lesquelles s’entraînait le même Sylvester dans le tout premier Rocky. Que celui qui n’a jamais fait de jogging en sifflant la scie concoctée par Bill Conti pour la fameuse scène où Rocky termine sa course au sommet des escaliers du Philadelphia Museum of Art, passe ici son tour, la main et son chemin 2. Les rangées de bœufs découpés en deux et recouverts d’une fine pellicule de givre dans les entrepôts frigorifiques où Paulie emmenait en douce son copain pour qu’il se fasse les poings, sont sans aucun doute un souvenir imprimé dans le disque dur de quelques centaines de millions de personnes, toutes couches de cinéphiles confondues. Cette image fait évidemment penser au motif des animaux écorchés dans l’histoire de la peinture, allô Rembrandt, passez-moi Soutine, Chagall, Picasso peut-être ? La scène de Rocky a cependant pour particularité de mettre en rapport la chair vivante de Stallone avec la viande froide de ses punching balls improvisés. Il serait donc à priori plus judicieux de la relier au tableau Figure with Meat dans lequel Francis Bacon a flanqué le pape Innocent X de deux solides quartiers de bœuf. Mais si Rocky se bat au corps à corps avec ses adversaires frigorifiés, Innocent X lui, est figé devant des carcasses fonctionnant comme un memento mori sanguinolent. Ces dernières font songer tantôt à deux gardes du corps entourant un vieux parrain de la mafia, tantôt à un coquillage bivalve monstrueux prêt à engloutir sa proie papale. La viande comme étape intermédiaire entre deux pôles antagonistes : Rocky se confronte au taureau qui a vécu autrefois ; Innocent X se confond avec le cadavre qui va pourrir bientôt. Quelques temps après mon séjour marseillais, j’ai regardé Irma La douce avec ma plus jeune fille, celle qui accepte encore les choix de sa mère en matière de DVD. Dans cette comédie loufoque située dans un Paris totalement farfelu qui ne peut exister qu’au sein d’un cerveau américain 3, Billy Wilder place respectivement Shirley MacLaine sur le trottoir et Jack Lemmon aux abattoirs. Dans la scène du marché aux bestiaux censée se passer dans le quartier des Halles, Lemmon grimace beaucoup sous le poids des carcasses, qui ne sont pour lui ni une opportunité de mettre en avant sa virilité (comme pour Rocky), ni une allégorie de sa propre finitude (comme pour Innocent), ni même un symbole de crucifixion (comme chez Rembrandt et consorts), mais juste un job harassant qu’il exécute sans entrain pour que MacLaine puisse enfin cesser de battre le pavé à Pigalle. Hormis le plaisir inévitable que procure toute comédie de Billy Wilder, ce film m’a néanmoins interrogée sur la répartition ultra téléphonée des rôles entre les deux protagonistes. A savoir : Shirley-la-fille vend sa propre chair pendant que Lemmon-le-garçon transporte de la viande. Ce qui aboutit à l’équation sans aucune inconnue chair/chaleur/objet/féminin versus viande/froid/sujet/masculin. Un peu agacée par la simplicité de la formule et cherchant un contre-exemple qui viendrait bousculer ce chapelet de poncifs finalement toujours d’actualité, je me suis soudain rappelée des œuvres d’une artiste française conjuguant la pugnacité de Rocky avec le burlesque décapant de Wilder, et qui elle aussi à sa manière s’était mesurée à la matière carnée. La dame en question est dotée d’un nom qui successivement claque et roule sous la langue, ce qui ne gâche rien : A-ni-ta Mo-li-ne-ro. Loin des ouvrages de dames qui explorent les méandres de l’intimité, on pourrait dire que Molinero fait des sculptures qui ont des couilles avec toute la connotation taurine dont on peut farcir cette expression. Non pas tant qu’elle s’approprie un territoire masculin, mais plutôt dans la façon dont elle se coltine la matière frontalement et sans prendre de gants. La matière étant des sacs poubelle, du plâtre, des déchets métalliques ou des plaques de polystyrène qu’elle triture, explose, fond au pistolet thermique pour une poignée de dollars et sans avoir peur d’en gicler partout. Le résultat sonne le spectateur aussi bien qu’une droite de Rocky. Notamment toute la série des carcasses sanguinolentes d’Extrusoïd présentée au Mamco en 2006. Rien que le titre est une œuvre en soi, évoquant une créature lynchienne qu’on aurait retournée comme un lapin en plein coït. Une femme qui lance dans son atelier à ses assistants : Bon alors faites-moi des bites !, se réfère à la science-fiction organique comme Alien ou Terminator 4 pour parler de ses oeuvres tout en citant l’hystérie (cliché par excellence sur le féminin) comme moteur de son travail, une telle femme pulvérise les frontières et broye les poncifs aussi efficacement qu’un hachoir Moulinex. Ce qui est tout de même assez réjouissant dans un monde où généralement l’homme sort le barbecue et la femme nettoie la grille. Apparté anthropologique. Dans Le cru et le cuit publié en 1963, Claude Lévi-Strauss explique le passage de la nature à la culture par l’invention du feu de cuisine qui s’interpose entre le feu céleste et le feu terrestre, inaugurant ainsi les prémices de la socialisation. En gros et pour faire vite, cuisson égale civilisation. Selon Roland Barthes, qui a analysé la mythologie du bifteck-frites 5 quelques années plus tôt, tout le prestige du bifteck tient à sa quasi-crudité. Plus le steak est cru, plus il apporte sa force taurine à celui qui le consomme. Par opposition, on pourrait dire que la blanquette de veau a perdu toute sa puissance carnée à force de mijoter, se rapprochant par là-même dangereusement du légume. Cette perspective des choses explique très bien la répartition technique et géographique des rôles dans l’univers domestique : Madame aux fourneaux dans la cuisine, Monsieur au barbecue dans le jardin. Déviation par la critique cinématographique. En 1981, Serge Daney publiait un article qui allait faire couler pas mal de sang dans le petit monde du cinéma français. Empruntant le concept de Lévi-Strauss, Daney distinguait les films crus des films cuits, défendant évidemment les premiers contre les seconds.Un conflit qu’il exposait ainsi dansun entretien en 1991 : Entre le cru et le cuit, la guerre continue. Une guerre culinaire où, face à la crudité-naturalisme (Renoir), la crudité-impressionnisme (Bresson) ou la crudité-art moderne (Godard), on retrouve le mijoté à la Tavernier ou le frichti Berri 6. Dans un droit de réponse à Daney qui avait violemment étrillé son film Uranus (1990), Claude Berri avait conclu son texte par Tchao ma poule. Une réplique assez facile et condescendante de la part du plus gros producteur cinématographique de l’époque, mais qui m’intéresse ici surtout pour le ping-pong comestible qu’elle introduit. Dans la hiérarchie des viandes, la poule est loin derrière la côte de bœuf, elle ne se saisit pas à vif sur un barbecue mais se cuit au pot pendant des heures et fleure bon la recette de grand-mère. Bref, un truc mou qu’on peut manger sans difficulté même si l’on n’a plus de dents. Pour prolonger l’idée de Daney, il serait intéressant de discuter du degré de cuisson des œuvres introduites au gré des paragraphes de ce texte. S’interroger si elles sont plutôt bleues, saignantes, à point ou bien cuites dans leur domaine respectif (peinture, sculpture, cinéma). Mais on peut aussi être fatigué par cette promenade surprotéinée et, du coup, décider de terminer sur une note végétale avec la recette de la salade verte aux noix, figues et roquefort que voici : Préparation
1 The Expendables. Sylvester Stallone, 2010. Avec Arnold Schwarzenegger, Bruce Willis, Dolph Lundgren, Mickey Rourke et plein d’autres muscles appartenant à d’autres acteurs non identifiés. 2 ou répare immédiatement cette lacune ici : http://www.youtube.com/watch?v=31-ER5lBSEI 3 Oui d’accord, Billy Wilder est d’origine polonaise et émigre aux USA dans les années 30, ce qui n’en fait pas un Américain pur jus. Il n’empêche que sa vision de Paris est un vrai fantasme hollywoodien, ce qui fait d’ailleurs tout son charme. 4 Journal Particules No 22, entretien avec Anita Molinero, janvier 2009. 5 Mythologies, Roland Barthes, 1957. 6 Devant la recrudescence des vols de sacs à main, dialogue avec Philippe Roger, Serge Daney,1991. |