Artiste allemand né à Mannheim en 1932, Peter Dreher a
développé, depuis le début des années 1970, un travail pictural
composé de séries de tableaux dont chacune traite
du même motif ou du même thème. Le Mamco expose deux
séries de toiles dont la plus connue, Tag um Tag guter
Tag (Jour après jour bonne journée). Elle montre que le
travail de P. Dreher est celui d’un imagier qui opère dans
la répétition et l’accumulation : répétition des motifs, des
formats et des gestes, accumulation des vues qui saturent
le regard.
P. Dreher cite souvent cette phrase de l’artiste japonais
Hiroshige selon laquelle un beau paysage provoque l’ennui
alors que les objets du quotidien, dans leur banalité et
leur médiocrité, ont la singulière capacité d’apparaître sans
cesse différents. La série de cent tableaux montrée par le musée — Tag um Tag guter Tag — obéit à ce constat de plusieurs
manières. D’abord par le choix du motif : en 1972, l’artiste
a peint un premier verre vide posé sur une table devant
un fond blanc, objet banal s’il en est. Dès 1974, il décide
de répéter ce geste selon une procédure précise : chaque
tableau mesure 25 x 20 cm, le verre est installé toujours de
la même manière, il peint l’objet à l’échelle 1 : 1 et il réalise
deux séries (une de nuit, l’autre de jour). La façon dont ce
travail est montré est, elle aussi, invariable : les tableautins
sont alignés à hauteur de regard, formant ainsi une ligne
continue et vertigineuse. Aujourd’hui près de 5 000 pièces
de Jour après jour bonne journée ont été réalisées, l’accrochage
du Mamco montrant donc un aperçu d’un projet toujours
en cours. Le résultat mélange savoir-faire (artisanat
de l’imagier) et automaticité du geste hautement répétitif
et cumulatif, patience du travail et caractère programmatique de son effectuation. Il lie la possibilité de la peinture — de sa mise en oeuvre par l’artiste et de sa rencontre par
le spectateur — à l’expérience de l’addition voire de la saturation :
P. Dreher considère de toute évidence que le travail
du regard est infini et qu’il ne produit, d’un verre peint à un
autre, d’une image à son double jamais identique, que des
différences. Il y a ainsi chez lui un curieux mélange d’une
attention à l’humilité de l’objet — et à sa célébration — qu’un
Giorgio Morandi n’aurait pas désavouée, et d’une exécution à la Andy Warhol qui nivelle le geste pour lui ôter le
plus d’expressivité possible (peindre comme une machine
pourrait être le programme artistique commun à l’artiste
allemand et à son homologue américain). Le résultat est
visuellement insituable dans le temps : si l'on ne lit pas le
cartel, il est impossible de dire quand ces tableautins ont été peints dans la série — ou dans l’époque — parce qu’ils
ne sont picturalement dépendants d’aucun geste qui les
fige dans une chronologie ni même d’aucune circonstance
qui les relie à l’histoire. La seconde série de tableautins
se compose de quatre-vingt peintures d’un format identique
(15 x 10 cm). Le motif en est, là aussi, un verre haut
et transparent mais, ici, une fleur de trèfle, qui donne son
titre à cet ensemble (Die Kleeblume), est posée dans le contenant rempli d’eau. P. Dreher peint la décomposition
de cette plante dans le temps, sa putréfaction, introduisant
alors visuellement, dans un accrochage linéaire, l’expérience
de la durée, de la peinture dans la durée, et aussi de
la narrativité. Ces deux ensembles illustrent d’une manière
particulièrement explicite ce qui est au coeur de son travail : l’impossible tentative d’épuiser un motif. Ceux-ci sont
d’ailleurs fort nombreux (Dreher a peint des intérieurs de
maisons, une poupée, des paysages, des marines, il a dessiné à plusieurs reprises le portrait de l’écrivain Robert
Walser). Chaque tableau est l’expérience de cette impossibilité,
de son apprentissage. L’artiste a d’ailleurs consacré une grande partie de son temps à l’enseignement, privilégiant
même bien souvent ce dernier par rapport à sa
carrière, comme si apprendre — c’est-à-dire répéter, répéter
encore — était un élément clé de son parcours (il fut le
professeur du peintre allemand Anselm Kiefer à la Staatliche
Akademie der Bildenden Künste de Karlsruhe). Et que
transmettent, au fond, ces tableaux sinon l’idée de la peinture
comme pratique quotidienne, celle de l’art comme pratique
silencieusement héroïque qui puise dans cette abnégation
la possibilité d’être vertigineusement enseignant ?
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