Pour Nina Childress peindre est « une chose qui va de soi ». C’est aussi une affaire de famille qui lui permet, enfant, de s’exercer la main et le regard au contact d’un double héritage, antagoniste, celui de l’abstraction et du portrait réaliste. Au vu de l’impressionnant corpus de peintures réalisé depuis qu’elle est artiste, il apparaît évident qu’entre ces deux influences elle n’a pas souhaité prendre parti.
Dans son œuvre, les ruptures de style semblent se faire de manière programmatique. Des grisailles séduisantes et virtuoses côtoient des monochromes fluo stridents ; des aplats, cernés ou non de noir, font place à des rendus hyperréalistes, eux-mêmes précédés d’effets de flous qu’elle désigne par les néologismes Flounet ou Blurriness.
Elle découvre sa famille artistique dans les années 1980, lorsqu’elle rejoint le groupe Les Frères Ripoulin, composé de Pierre Huyghe, Claude Closky, Jean Faucheur, Ox, Bla, Manhu, Trois carrés, qui traduisent au moyen d’une peinture décalée, colorée et flashy, les mots d’ordre qu’ils se donnent. Lorsque la peinture semble devenue un medium obsolète et régressif, N. Childress continue de peindre et déclare, non sans ironie, vouloir « réussir à inventer une peinture à la fois conceptuelle et idiote ».
Les thèmes décomplexés qu’elle aborde, l’amènent à couvrir les cimaises d’objets du quotidien, ordinaires et communs, agrandis, façon pop art, à une échelle monumentale : boîtes Tupperware, savons, peintures pour chiens et pigeons, bonbons, jouets, hair-pieces, qui excluent toute narration et représentation humaine et permettent d’enchaîner les tableaux en séries. En abordant des sujets plus complexes, N. Childress crée une peinture fondée sur des antagonismes forts, mêlant le beau/le laid, l’autorisé/le dissident, le convenable/le déclassé, l’harmonieux et le dissonant.
L’importante exposition que le Mamco lui consacre n’est pas une rétrospective. Le parcours se construit autour de thèmes chers à l’artiste, l’opéra et la littérature, qu’elle traite sous forme d’hommage à deux grandes figures féminines du XXe siècle, aujourd’hui disparues : la soprano australienne Marjorie Lawrence et la femme de lettres française Simone de Beauvoir. Chaque hommage, composé à la façon d’un tombeau poético-littéraire ou musical qui devient ici un genre pictural , portraiture ces femmes d’exception qui ont, par leur engagement, leurs apparitions fortement médiatisées et leurs autobiographies respectives, entretenu leur image de femmes publiques. Le cycle inédit consacré à Marjorie Lawrence, brossé à grands traits, sur des rouleaux de papier kraft passés au blanc, reprend plusieurs images extraites du drame musical Interrupted Melody (1955) inspiré du récit que la soprano écrivit, peu après son éloignement temporaire de la scène, à la suite d’une poliomyélite. Ce papier peint, assimilable à une peinture murale évoque les rideaux de scène et les décors d’opéra. Y sont représentées Mme Butterfly, Carmen, Brünhilde… et d’autres archétypes féminins, reflets schématisés d’une réalité insaississable.
Le « Tombeau de Simone de Beauvoir » revêt lui, l’aspect d’une installation où la peinture se décline sous différentes formes. Celle d’un papier peint créé d’après l’un des chemisiers de Simone de Beauvoir. Celle de tableaux aux tonalités vert olive empruntées à la palette du peintre de la « réalité délabrée » Francis Gruber (1912-1948), cité par N. Childress pour sa capacité à traduire l’état d’esprit de la femme « vieillissante et désespérée » que Simone de Beauvoir devenait, capable aussi de traduire son peu d’estime, pour ne pas dire sa haine de la peinture. Des formes hybrides aussi, mi-peintes, mi-sculptées, telle la « barre noire », évocation de la mort pour l’écrivain. Quelques Boyards aussi, ces « cigarettes pour cosaques », fumées en compagnie de Sartre et ordonnées ici en bûcher. Sous forme enfin d’un double liseré de peinture noire et rouge, tel qu’il figure sur les couvertures des publications de la NRF, qui marquèrent le passage d’une « jeune fille rangée » à Simone de Beauvoir. Comment s’est fait ce passage, par quelle liberté et émancipation, des questions qui concernent, là encore, la peinture, ses conditions d’existence et son destin. |