Luc Andrié, Bolaño in cycle L’Éternel Détour, séquence été 2013 |
Dix ans après avoir exposé Rien d’aimable, cinq ans après avoir montré au Printemps de Toulouse ses étranges portraits du peintre en slip (qu’il refuse de qualifier d’autoportraits), Luc Andrié revient au Mamco avec une série de dix-neuf tableaux intitulée Bolaño. Les sujets n’ont plus rien qui mette mal à l’aise, la virtuosité est maintenant assumée, et pourtant il reste un problème : « On n’y voit rien », comme l’écrivait un célèbre historien de l’art. Dans le Cabinet des abstraits, l’exposition précédente présentait les travaux photographiques de Pierre-Olivier Arnaud, dans lesquels l’image était si peu contrastée qu’elle semblait vaciller, comme prête à se fondre dans l’indétermi- nation grise. L. Andrié assure donc une sorte de continuité avec ses rectangles de couleur pâle, dans des tons ingrats, gris vert tirant parfois vers le rose. Pour le spectateur persévérant, un visage se détache progressivement du fond, et il faut regarder longtemps pour discerner un regard qui fait face, un visage fermé, et s’apercevoir enfin que c’est toujours le même. Le visage est celui de Roberto Bolaño, le poète et romancier chilien disparu il y a dix ans. L. Andrié s’en est fait un compagnon de route, un interlocuteur imaginaire. Touché par ses textes à la fois sobres et terribles dans lesquels se racontent sans pathos le déracinement, la misère humaine et la grandeur des sentiments, la difficulté enfin de la poésie, il a voulu prolonger sa rencontre avec l’auteur. Les dix-neuf tableaux rendent donc compte de ce conciliabule silencieux entre le peintre et l’écrivain, de l’abordage par l’artiste de cette île devenue mythique dans l’archipel de la littérature, placée sous une étoile borgésienne. Chaque tableau concrétise la lecture des dix-neuf livres de Bolaño traduits en français, et chaque titre sélectionne un mot qui relie le peintre à l’auteur. Mais L. Andrié ne peut se contenter de rendre hommage. Son travail de peintre consiste aussi à se frotter aux difficultés de son médium : quelle est la place, pour ne pas dire la légitimité, du portrait peint aujourd’hui ? Comment dire ce que la photographie ne dit pas et comment assumer l’héritage de l’histoire du portrait ? Ces questions suffiraient à faire disparaître l’image, et de fait, elles en filtrent ou obstruent — métaphoriquement — la perception. Et pourtant la figure reste, comme la peinture. « La disparition ne m’intéresse pas, dit L. Andrié, c’est trop romantique pour moi. » Le propos semble paradoxal tant le peintre met de soin à ne laisser émerger la figure qu’avec la plus grande parcimonie, comme si elle devait traverser la centaine de couches qui forment l’épaisseur picturale de ses tableaux. C’est parce qu’au contraire, il regarde la persistance du réel et de la figure malgré les filtres — les écrans qui cachent la peinture ou, chez Bolaño, la violence qui oblitère l’activité poétique. Les portraits de Bolaño sont tous inspirés d’une même image trouvée sur Internet. La peinture d’après photographie est une pratique aussi vieille que l’invention de Niépce et Daguerre elle-même, car depuis toujours, les peintres considèrent qu’ils peuvent fixer sur la toile quelque chose du « domaine de l’impalpable et de l’imaginaire » sur lequel elle ne peut « empiéter » (Baudelaire, Salon de 1859). Chez L. Andrié, le passage de l’image photographique à l’image peinte ajoute une importante dimension temporelle. L’instantané de la prise de vue s’étend en un long labeur de recouvrements successifs, de nuance des tons par trans- parence. Le résultat est une peinture, et justement très dif- ficile à photographier, qui ne se révèle au regard que très lentement. Ainsi, contrairement à l’immédiateté de la photo — de son déclenchement à sa visualisation — l’expérience de la peinture se rapproche de celle de la littérature, où le regard avance, progresse, pénètre pas à pas un univers où l’imaginaire doit compléter l’optique. |
Luc Andrié est né en 1954 à Pretoria, il vit à La Russille, Canton de Vaud. |