Enquête sur les inducteurs
Le luxe, tel serait a priori une des fictions majeures des photographies auxquelles Patrick Weidmann travaille depuis 1995-1996 : appuie-tête de cuir, tableau de bord de bois précieux, pare-brises et carrosseries profilées, cabines d'avions et baignoire à jets définissent un monde où rien n'est abandonné au hasard, où tout est conçu pour assurer le confort le plus élevé, où le moindre détail doit affirmer la perfection. Quant aux images qui ne relèvent pas directement de ce monde du luxe circuit imprimé, transistor, airbag, machines à laver, coupe de moteur, hall d'aéroport? , elles confirment que tout est mis en œuvre pour éliminer la contingence et faire régner l'euphorie. La perte de repères et d'échelles que produisent ces photographies fait que tout se vaut et que tout peut s'échanger. Les habitacles de voitures ou d'avions ne diffèrent pas fondamentalement de l'intérieur de l'ordinateur qui ressemble au terminal de TGV : l'espace est clos, compartimenté, aseptisé, hygiénique, même quand la cabine vient d'être désertée ; les matériaux synthétiques, transparents, lisses, propres, ergonomiques ; la circulation des flux, qu'il s'agisse de personnes, d'air ou d'information, maximalisée. Rien n'est individualisé, tout est neuf, impeccable et recyclable. La nature pas plus que les fonctions corporelles n'existe de sorte que rien ne vient troubler un ordre où chaque chose est à sa place et où même un pare-brise éclaté et une feraille en viennent à évoquer une déréliction normale, parfaitement maîtrisée.
Mais ce pare-brise éclaté et cette photographie de feraille sont peut-être aussi le signe le plus évident que le regard que P. Weidmann porte sur ce monde de luxe et de perfection n'est pas tout à fait innocent. Si des éclats de verre et une machine à la feraille trouvent leur place dans cet étalage de luxe, c'est en premier lieu parce qu'ils sont susceptibles de produire les mêmes effets esthétiques : le jeu des reflets sur les chromes et le verre d'une voiture dans un cas, l'anatomie froide de la mécanique au rebut dans l'autre, ne s'avèrent en définitive ni moins clinquants ni moins désirables. Tout au plus instaurent-ils une forme de distanciation qui pourrait se comparer à la tradition iconographique des vanités. Dès lors qu'il est au rebut, l'objet fonctionnerait comme un 'memento mori' et sa splendeur apparemment atemporelle retrouverait du même coup un destin. La vanité ne représente toutefois qu'une des butées auxquelles ces photographies viennent se confronter.
[…] Dans le livre qu'il a publié en 1997, « Happy Ends », P. Weidmann rassemblait des fragments dont l'écriture hétérogène le narratif y alternait continuellement avec le descriptif et le discursif, la citation et l'énumération, l'aphorisme et le détournement définissait autant d'approches lui permettant de s'attaquer aux mythologies de la société post-industrielle et à sa violence symbolique. Différents modes d'énonciation impliquant chez le lecteur différents niveaux d'identification contraignaient celui-ci à retrouver son chemin et son moi dans un dédale où les rapports entre les sexes frayaient avec la nourriture, les musées avec l'esthétique des grands magasins, la pornographie avec l'argent, les animaux domestiques avec les top models, la névrose avec la potitique.
[…] Le sommeil artificiel, les monstres : perfection, érotisme, dérive, zone érogènes, consommation, confort, déréliction, automatismes, abstraction? Cette chaîne de significations (d'induction et de substitutions) s'actualise-t-elle dans les photographies de P. Weidmann? À la différence de l'écriture, la photographie ne permet guère d'identifier différents nivaux d'énonciation et l'ironie y reste difficile à catégoriser. Aucun « happy end » n'est donc là pour clore ironiquement le champ de la représentation. En revanche, le fragment y joue, comme dans « Happy Ends », un rôle essentiel. Que la photographie ait à faire avec le fragment n'est évident qu'un truisme, ou du moins ne le serait, si une part essentielle de la photographie contemporaine ne visait aujourd'hui à le faire oublier en multipliant les plans larges, les effets de totalité, et si P. Weidmann a contrario ne cherchait pas autant à renforcer cette sensation du fragment, en recourant à des cadrages extrêmement serrés qui perturbent l'unité du champ de vision, qui troublent l'identification de l'objet et ce, bien qu'il ne s'agisse en fait que rarement de gros plan. Or, c'est dans les ressorts de ces fragments que semble se jouer la possibilité de se déprendre des « inducteurs », de disloquer leur logique et plus globalement celle d'une société qui impose grâce à eux ses automatismes et sa violence symbolique.
[…] En pariant ainsi sur le fragment, la photographie de P. Weidmann crée un paradoxe. Dans sa volonté de désorganiser le réel, de produire du désaffecté et de court-circuiter les relations prédéterminées, c'est presque logiquement qu'elle s'attache au fragment et à travers lui au détail. Dans « La Dialectique de la raison », Horkheimer et Adorno ont en effet rappelé que depuis le romantisme, le détail s'était émancipé pour devenir un enjeu fondamental de la lutte contre la raison technique et la logique de la marchandise. Mais le détail est aussi ce qui par définition échappe à l'intentionnalité. Fragmenter le champ de vision, opter pour le détail, c'est d'une certaine façon prétendre maîtriser l'aléatoire et l'accidentel, c'est vouloir définir cette zone indéfinissable entre ce que la photographie fixe et ce sur quoi le regard se focalise. Or, qui peut me confirmer que je tombe sous le registre d'une intentionnalité lorsque sous l'emprise d'une symétrie surdéterminée j'ai la sensation que l'objet devient d'autant plus désirable que son identité est abstraite, indéfinissable et par sonséquent parfaitement indifférente ? En quoi suis-je autorisé à laisser dériver trois lettres « DEF » dans le sens d'une abréviation (« définir », « définitif »?) ou dans celui d'une approximation phonétique (« death »).
Cette zone indéfinissable où le regard se livre, ce pourrait être ce punctum, que Barthes dans « La Chambre claire » définissait essentiellement à partir du détail, si justement il ne s'était agi pour lui de le saisir en dehors de tout code, comme une « fulguration ». Cette fulguration a pourtant fait l'objet d'une poétique qui pourrait d'ailleurs s'inscrire directement dans la généalogie du punctum et qui n'est peut-être pas étrangère au travail de P. Weidmann : le 'Witz' que les romantiques allemands concevaient tout à la fois comme fragment, comme trouvaille et comme absolu, comme geste de connaissance et comme ébranlement de toutes références, comme libération de l'esprit et comme idéal de socialité
Le 'Witz' dont le fragment 383 de l'Athenaeum dit : « il est un genre de 'Witz' que pour sa pureté, sa précision et sa symétrie on aimerait appeler le 'Witz' architectonique. Dans ses expressions satiriques, il donne les véritables sarcasmes. Il doit être systématique à souhait, et aussi ne pas l'être ; il faut qu'en dépit de toute complétude quelque chose paraisse manquer, qui serait comme arraché. »
Philippe Cuenat
|