L’œuvre de Cady Noland se pose en critique de l’« American way of life », colportée par les médias en tout genre (télévision, presse). Elle utilise des objets de consommation courante et des photographies fortement connotées, véhiculant un affect que le spectateur réceptionne selon ses dispositions. Objets de répression ou d’entravement (menottes, revolvers, impacts de balles, barres métalliques), images mythologiques des héros et des martyrs (Abraham Lincoln, Lee Harvey Oswald, Patty Hearst), forment le théâtre d’une archéologie sociale qui vise à démasquer la notion de rêve américain.
Menottes, béquilles, revolvers, photographies perforées, enjoliveurs de Cadillac, canettes de bière Budweiser, l’univers de Cady Noland évoque une Amérique de la consommation à outrance contenue entre les symboles de la violence et du pouvoir. Cette réalité déformée par les médias, C. Noland la dénonce en renvoyant au consommateur l’image de sa propre fiction. Depuis 1983, elle révèle le potentiel fictionnel contenu dans l’objet 'Pop' et actualise, en un sens, la pratique néo-dadaïste des années 50 de Robert Rauchenberg et Jasper Johns, confrontant l’art et la vie quotidienne dans des installations monumentales. Ainsi elle déconstruit, à l’aide des déchets mêmes du culte américain, l’illusion magique d’un pays semblable à un parc d’attractions de Disney. Ici, pas de manège si ce n’est celui du spectateur qui se heurte à l’image agrandie et perforée de Lee Harvey Oswald (« Oozewald », 1989) au moment de son assassinat par Jack Rubby ou vient buter contre les barres de métal chromé de « Our American Cousins ». Cette pièce de 1989 laisse le spectateur à l’écart d’un périmètre strictement délimité par des barres de métal chromé. À l’intérieur sont mises en place les reliques de l’« American dream » : barbecue, pains à hamburger, boîtes de bière vides, plaque minéralogique. Univers carcéral, refermé sur ses propres fantasmes et son relatif confort individuel, où les relations vers l’extérieur semblent impossibles. Un monde pathétique et gris déjoué par le 'kitch' clinquant et illusoire des chromes. Un monde au mutisme pesant dans lequel les principaux acteurs sont absents. Un monde à l’image de ce « mémorial » dédié à Abraham Lincoln où seule la théâtralité des objets compose l’étendue du drame dans une sorte de sourde violence : photographies du lit de mort vide, de ses vêtements ainsi que des témoignages textuels relatant certains faits survenus le soir du meurtre et dénonçant le rôle précoce des médias qui, en 1865 déjà, avait motivé Booth, l’assassin du président américain, dans sa quête de célébrité.
En fait le spectateur seul participe, rompant le silence en « manipulant » les objets de l’œuvre. Car les différents éléments d’une installation ne sont pas strictement déterminés et leur emplacement au sol, qui semble être le fruit du hasard, peut ainsi varier d’une exposition à l’autre. Accrochés, suspendus à l’aide de clips ou d’autres instruments de fixation garantissant leur mobilité, ils exemplifient le lien ambigu existant entre l’œuvre d’art et la réalité quotidienne. Cette ouverture, qui n’est pas sans évoquer le 'Process Art' des années 60-70, est, de l’aveu même de C. Noland, une réponse à la structure capitaliste américaine qui impose l’objet fini et esthétique.
Non conforme, lui aussi, le psychopathe exprime pour l’artiste « le courant sous-jacent des principes latents d’une culture ». Ainsi le déviant use-t-il de sa victime comme d’un « produit de consommation », qu’il occit après utilisation ou qu’il « déguste » à la mode barbecue. Non moins sinistre, le pouvoir de la presse, dite populaire, à exprimer ce corps humain « consommable », est exemplaire. Manifestation impudique des nouveaux martyrs dont le public friand se « sustente » comme autant de produits à usage limité, cette pratique trouve aux yeux de l’artiste un écho presque paradoxal dans l’image de Patty Hearst. Petite-fille du magnat de cette presse à scandale, elle sera kidnappée et reprogrammée pour rejoindre la réalité révolutionnaire de ses ravisseurs. La photographie en pied de la gentille petite fille riche, le fusil à la main et le béret vissé sur la tête, prise lors du 'hold-up' auquel elle participe en victime consentante fera la une de la presse internationale. Notoriété éphémère et cruelle, l’image déviée de Patty, la petite américaine, rejoint bientôt le stock de papier usagé, comme ces boîtes de bière vides qui garnissent le panier métallique de « Crate of Beer » (1989) et dont le motif coloré en blanc, bleu et rouge évoque pour C. Noland l’image d’un « drapeau manqué » ; une bannière dérisoire et explicite, formée des détritus entassés dans un panier à provisions.
Le spectateur confronté à ces « natures mortes » d’un genre nouveau peut ainsi se surprendre à endosser la double contrainte qui fait que de « voyeur » qui assiste avec un certain « plaisir » à la violence des faits, il devient la victime de cette réalité vécue par procuration. L’œuvre de C. Noland ne se veut pourtant pas moralisatrice ou chargée d’éthique, mais opère sur la société américaine, par le biais de ses propres déchets, la dissection méthodique de ses contradictions et de ses tares.
Emmanuel Grandjean
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