| Depuis le début des années 1990, Natacha Lesueur développe
        un travail photographique dont le corps et la nourriture
        sont les éléments récurrents. Cela ne suffit cependant
        pas à le ranger sous la rubrique art corporel ou Eat Art (art
        avec de la nourriture). Car les images produites, notamment
        les dernières visuellement très tonitruantes, sont une
        exploration des multiples aspects du corps décoré, luimême
        mis en situation dans un décor : un corps apprêté        simultanément rayonnant et inquiétant.
 Mis à part trois photos réalisées dans les années 2000,
        N. Lesueur a choisi de montrer, pour cette exposition, ses
        images les plus récentes (celles faites en 2010 et 2011).
        La série la plus ample — et la dernière — à laquelle elle
        a travaillé pendant deux ans, concerne Carmen Miranda,
        une star du cinéma hollywoodien des années 1940 et 1950. Portugaise de naissance mais ayant vécu au Brésil, cette
        dernière, surnommée la « bombe brésilienne », incarna sur
        les écrans l’exotisme vu du point de vue occidental — de
        même qu’elle représenta, à Hollywood, la réussite d’une
        femme du Sud dans un pays du Nord. Elle s’illustra dans
        des productions grand public en jouant, d’une manière bien
        souvent caricaturale, la danseuse de samba régulièrement
        coiffée d’un plateau de fruits (le plateau de gourmandises
        des bahianaises) et habillée de tenues tapageuses inspirées
        des costumes traditionnels brésiliens. N. Lesueur a
        pris ce personnage comme point de départ d’une exploration
        de l’image de la femme. Le modèle qui incarne Carmen
        Miranda était enceinte à l’époque des prises de vue et sa
        transformation physique, comme le dit l’artiste, « fait partie
        de l’évolution du projet, la photographie fixant ses états
        transitoires ». On est donc aussi, avec cette série d’images, face à l’expression la plus entière de la féminité et de ses
        clichés : maternité, beauté « fatale », femme fleur, sourire
        souvent de mise voire obligatoire. Pourtant quelque chose
        comme une fêlure traverse cet exotisme outré. Les fruits
        présents dans les compositions qui coiffent le modèle sont
        en putréfaction, les fleurs dans ces architectures arborescentes
        sont fanées, la décoration à l’arrière-plan de
        l’image est fréquemment rudimentaire : autant de signes
        de l’entropie à l’œuvre. Car le monde de N. Lesueur est
        loin d’être aussi sage qu’une image : on y rencontre souvent
        une violence rentrée et, comme c’est le cas dans cette
        série, une beauté étrange attirante et répulsive en même
        temps. Pour la première fois, l’artiste montre deux vidéos et
        un film, toujours consacrés à Carmen Miranda. Le modèle
        qui l’incarne y est filmé comme une poupée mécanique
        qui tourne sans faire de bruit. Un buste en plâtre complète
        cette déclinaison du personnage qui est aussi une traversée
        des techniques permettant de faire un portrait, et qui
        brouille les âges et les références (on passe d’Hollywood        à la sculpture « classique »). Carmen Miranda a représenté        jusqu’à l’outrance la femme fabriquée et instrumentalisée
        par la logique spectaculaire. Sa fin prématurée et tragique
        (elle est morte minée par l’alcool) est, d’une certaine façon, incluse dans la ruine à l’œuvre dans ces représentations :
        l’effondrement pointe derrière la pose construite. D’autres
        images récentes sont également proposées : ce sont des
        photos de femmes âgées aux dents enduites de vernis et
        qui éclatent de rire. Ces sourires, à la fois pleins de santé        et inquiétants, hésitent entre la spontanéité et la crispation.
        N. Lesueur a réalisé ces images en faisant preuve,
        là aussi, d’un sens particulièrement aigu de la composition
        et du décor : les couleurs des modèles et celles des
        arrière-plans, de même que les poses des personnages,
        concourent à donner à ces pièces une facture décorative
        classique qui cohabite avec l’inquiétante étrangeté de ces
        bouches colorées. Des photos plus anciennes complètent
        cette présentation. On y voit des hommes — ce qui est assez
        rare chez N. Lesueur — dont un est endormi et un autre
        nu avec un casque sur la tête. Sur le visage du premier,
        des marques sont visibles : sont-ce des dessins rêvés qui
        s’inscrivent à même sa peau (dermographie), ou bien les
        traces abstraites de ses tumultes les plus intimes ? L’autre
        homme est face au spectateur et la formule inscrite sur
        son casque fait de l’image — et du corps photographié —        quelque chose de visible et de lisible. Autre façon de traiter
        le corps comme l’origine et l’horizon ultime de la plasticité.
 
 
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