Son activité professionnelle de photographe de presse a régulièrement conduit Steeve Iuncker sur des lieux où l’on avait découvert des personnes décédées de mort naturelle ou violente (accident, suicide, meurtre). Cette confrontation récurrente à la mort, à la solitude du mort, à l’absolue déréliction du cadavre ne saurait se surmonter par la seule mécanique des gestes du photographe. S. Iuncker a
résolu d’en faire l’objet d’un travail méthodique et continu.
Les diptyques qui composent cette exposition sont r éalisés en deux temps. Une première prise de vue est opérée au moment même de l’arrivée sur les lieux, selon un cadrage semi-spontané, très proche du premier « coup d’œil ». Au centre de l’image, le corps, en plan moyen, tel qu’à l’instant de sa mort ou tel que les premiers secours l’ont placé,
protégé, couvert. Si difficiles à regarder que puissent être ces images, elles n’en sont pas moins pudiques, respectueuses de la personne, dénuées de tout voyeurisme, de toute insistance spectaculaire, de toute tentation esthétique aussi. À peine construites, elles sont photographiquement « banales ».
C’est après le retrait du corps qu’est prise la deuxième photo. À peu près du même point de vue, selon un cadrage assez voisin. Les variations ne font pas sens ici. Cette image où ne subsiste que le site, le « décor », est encore plus banale. Parfois, une trace de sang ou d’autre chose la rattache à la scène précédente. Parfois, rien que d’anodin. Dans la présentation en diptyque, l’image seconde semble photographier l’absence du corps, comme traquant sa persistance subliminale, son écho auratique. Dissociée, elle
perdrait tout ou beaucoup de sa dimension tragique.
L’image première nous rive au cadavre, à son horreur. Quand il s’agit de son intérieur, la seconde livre l’empreinte de la personne. Ici, une chose, là une existence humaine. Curieux paradoxe. On aura compris que ces images n’ont rien à voir avec celles que la presse recherche. Elle ne
publierait ni les unes (trop dures) ni les autres (trop vides).
Avec les dessins érotiques d’Antoine Bernhart ou les photos d’autopsies de Maud Faessler, le Mamco s’est déjà interrogé sur les images qui excèdent les limites actuelles du « montrable », sur les sujets qui cristallisent aujourd’hui le rejet moral ou la répulsion physique et qui sont de plus en plus invisibles (par censure ou auto-censure). Pourtant les images ne tuent pas, elles ne violent pas non plus. Mais elles peuvent déclencher des affects ravageurs.
C’est peut-être que la mort les trame. Cet « a été » qu’étaient toutes les photographies avant le numérique les situait du côté de l’irréversible, de ce qui ne se présenterait plus que sous la forme d’une représentation. Les photos de S. Iuncker ont ceci de terrible et de beau qu’elles se donnent pour tâche de photographier cet « a été » lui-même. Et comment
faire pour ne pas y reconnaître notre condition fatale ?
|