On est quelque part sur la planète et on pense à son amour qu’on a laissé, qui attend, ou peut-être déjà plus. Ou, tout au contraire, on est avec un amour mais l’esprit rêve d’espaces à l’autre bout du monde, qui appellent, ou qui retiennent encore. Alors, tout à coup, on se met à voir le monde, on remarque des choses qu’on ne voyait plus et qui soudain étonnent. On en revient pas ! Une scène fugace, un regard tendu ou qui se perd, un décor à contre-jour dans lequel éclatent une sirène, deux bateaux. Une attente dans un carrefour inconnu.
Les grands centièmes rappellent les fractions de seconde qui sont non seulement les temps très courts de l’obturation photographique, mais surtout les instants furtifs où la vie bascule. C’est le temps du clin d’oeil, de la rencontre, de l’accident. D’autre part, les grands 100es seraient, après les 40es rugissants, les 50es hurlants et les 60es mugissants, la latitude inatteignable, bien au-delà des pôles, aux 90es parallèles. C’est, perdu dans l’espace, le parallèle de la rêverie, de la mélancolie. C’est l’éphémère infiniment dilaté, quand on n’est plus vraiment quelque part, mais précisément entre deux. Ainsi, chaque diptyque, de format carré puisque composé de deux photographies panoramiques horizontales disposées l’une sur l’autre, montre un portrait de femme et un paysage. Aucun renseignement sur les personnes ni les lieux ne vient ici parasiter la lecture. Pas d’identités spécifiques mais des vues et des histoires possibles. Tout renseignement resterait inopérant, la photographie n’est pas ici le constat d’un événement ni le document d’un décor. Elle est l’événement et l’environnement, elle est la rencontre et le voyage. Les portraits, réalisés dans des intérieurs dont il ne subsiste que très peu d’éléments significatifs avouent surtout une grande intimité, une proximité. Portraits en chambre de moments perdus dans l’attente, ils sont une pause, quand le regard oscille entre l’apaisement d’une impatience et le commencement d’un bonheur, ou d’un remords. Et de la même manière que j’ai voulu photographier ces regards, j’ai photographié les paysages comme des lieux dans lesquels on pourrait être habitué à se mouvoir, mais subitement transformés par un détail, presque hors-cadre, par une lumière et ses couleurs surtout. Aux décors d’un déplacement, aux clichés de lieux visitables, aux cartes de la vacance se substituent les visions du voyage. Alors, dans une lumière qui tient toujours davantage de l’éclaircie que d’un éclairage, le long des routes et des escales, le paysage se dévoile et nous saisit. Qu’il soit sauvage ou urbain, qu’il annonce un port ou un désert, c’est une question de rendez-vous et non de curiosité géographique. L’exotisme comme attention : à l’espace, à l’autre, à la lumière. Trouée de soleil dans l’averse sur une plaine ou bataille entre larmes et sourire sur un visage, l’étrange est prêt à nous ravir n’importe où, aussi bien dans nos rues qu’au bout du monde, aussi bien dans nos relations que dans nos amours. Quant à la photographie, elle serait, dit-on, affaire de capture, de prise de vues. Elle ne capture rien, elle ne prend pas plus de vues que de reflets au monde, elle lui en ajoute d’autres. Ce sont précisément ces nouvelles vues qui permettent ici de mettre en œuvre un imaginaire du voyage et de la relation, plutôt que d’en raconter les itinéraires et les souvenirs.
Les Grands Centièmes sont projetés sur grand écran et les diptyques s’affichent à des vitesses variables. Les deux photographies apparaissent parfois de manière indépendante, un portrait pouvant rester en face de plusieurs paysages ou inversement. La photographie d’un paysage ne fait que dépayser et celle d’un visage, miroiter. Les joindre déclenche une autre vue, plus proche du mirage, et dessine un autre horizon qui se déplace avec le voyageur. C’est toujours une aventure.
Alan Humerose
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