Confidentielle du vivant de l’artiste, l’oeuvre graphique de
Romane Holderried Kaesdorf connaît, depuis quelques
années, une renommée posthume auprès de la jeune création
allemande. Dans la modeste maison de Biberach où s’installe le couple Kaesdorf, se construit, dans l’immédiat
après-guerre, une œuvre singulière, qui n’ignore rien
des soubresauts de l’art. L’osmose avec quelques belles
figures de l’avant-garde artistique, de la littérature ou du
cinéma, en est le témoignage.
Dès 1960, le dessin est pour R. Holderried Kaesdorf une
discipline quotidienne. Plus de deux mille dessins exécutés
sur feuilles volantes occuperont progressivement l’espace
domestique. R. Holderried Kaesdorf s’intéresse à ce
qui s’offre à son regard, au tout venant du quotidien. Son
apprentissage de la peinture et du dessin à l’Académie des arts de Stuttgart lui ouvre bientôt des perspectives
et lorsqu’elle visite, en compagnie de son mari, le peintre
Julius Kaesdorf, l’exposition impressionniste de Munich,
elle découvre « des continents entiers ». Elle regarde
avec intérêt Max Ernst et les surréalistes, et s’amuse des
extravagances cinématographiques de Laurel & Hardy.
Elle lit Beckett, Kafka et savoure l’absurdité des poèmes
et saynètes du russe Daniil Kharms alias Daniel Charms.
Quelques décennies plus tard, c’est le pop art et l’art
conceptuel qui retiendront son attention, les dessins les
plus récents en portent la marque.
Abondamment chargés de figures humaines, ces dessins à l’humour subtil, sont des dessins d’observation. Ils ont
cependant, sous couvert de traduire le banal, la capacité,
par la répétition des gestes, la surimpression des motifs,
l’incongruité des situations, de faire basculer le quotidien dans une inquiétante étrangeté. Les frontières qui séparaient
le beau du laid, le bien du mal, le réel du surréel
sont effacées. Les œuvres dessinées ou peintes dans les
années 1960 traduisent l’influence de James Ensor et de
George Grosz. Du premier, elle retient le goût des masques, « la fuite hors du réel » et les « inquiétudes modernes » . Au
second, elle emprunte la déformation des corps, la mise à distance ironique de malaises récurrents, la dramaturgie,
qui projettent sur l’oeuvre l’ombre de la souffrance et
de l’autodérision.
L’œuvre graphique de R. Holderried Kaesdorf procède par
séries. Dans les années 1970, elle dessine des hommes
passifs. Figures archétypales, ils incarnent le bourgeois,
le fonctionnaire, le modèle, contraint à des poses extravagantes,
inaccoutumées. Leur relation aux objets a quelque
chose de kafkaien. Figures sans visage, ils sont affublés
de noms grotesques, Ludwig Schmauss (Ludwig « ultra
agréable »), Alfons Moll (Alfons « ultra tendre »), Franz Merk
(Franz « souhaits »)... dans les titres griffonnés au bas des
dessins. Titres qui constituent une énigme supplémentaire
plutôt qu’une clé d’interprétation, leur littéralité ne faisant
office, souvent, que de légende descriptive.
Dans les années 1980, ce sont les figures féminines qui
dominent. Figures sans modelé esquissées dans l’urgence,
pour saisir l’idée quand elle vient afin de ne pas la perdre.
Toutes semblent incarner un double de l’artiste. Des affleurements
fantasmatiques donnent au dessin son étrangeté,
sa dureté. Un dessin fort, intime, noué qui dépeint un monde « où les figures se cognent plutôt qu’elles ne se mêlent »,
où le dédoublement est tout à la fois miroir et altérité, harmonie
et menace. Lorsque les visages sont complets, on
peut y lire la résignation, les rêves fanés ou hallucinés des
figures peintes par Paula Modersohn-Becker.
Dans un univers où l’arrière plan est rarement esquissé,
où le blanc de la page fait office de décor, les corps ou
portions de corps se confrontent aux objets, se mesurent,
se jaugent à l’aune de leur surface, éprouvent le lien qui
nous unit au monde de ces choses que nous produisons et
dont la symétrie se modèle sur celle de notre propre corps.
Munies d’accessoires ou de prothèses, les figures jouxtent
des accumulations d’objets métonymiques avec lesquels
elles esquissent d’étranges ballets. Une rame évoque la
mer, le voyage métaphorique, rêvé... et c’est le monde qui
fait irruption dans le huis clos de la page.
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