« […] On sait que le groupe et la mouvance Supports-Surfaces ont polarisé une part notable de la peinture des années 70 en France. S’il n’y a plus que Philippe Sollers pour penser que Louis Cane est le peintre français le plus important de cette époque, beaucoup s’accordent à reconnaître en Claude Viallat la figure principale de cette version française qui traverse cette décennie en Europe et en Amérique du Nord. Nul doute que le rôle personnel et l’œuvre de cet artiste ne soient centraux en ce contexte limité, mais il serait éronné de n’évaluer sa génération qu’à partir de son unique référence et des seuls problèmes qu’il a traités. Ainsi, me semble-t-il, a-t-on jusqu’à présent mésestimé certaines propositions formulées par d’autres passants du phalanstère centrifuge que devint vite Supports-Surfaces.
Plus jeune, plus ambivalent, en tout cas plus polymorphe et souvent plus imprévisible que beaucoup de ses camarades, Noël Dolla a été entre 1967 et 1975, le promoteur d’une suite d’attitudes plastiques assez radicales qui mériteraient d’être ressaisies dans leurs diverses significations et appréciées selon leur portée historique et théorique objective. Les « Structures étendoirs » de 1967 (toiles teintes par trempage et suspendues comme du linge), les longues toiles libres marquées aléatoirement de « points » de peinture à partir de 1969, les « Restructurations » (rochers peints et neige colorée) de 1969 et 1970, l’usage de la tarlatane introduit en 1970, la fameuse série des « Croix » inaugurée en 1973 sont désormais à compter parmi les témoignages les plus caractéristiques des tentatives françaises de sortie du tableau et d’élaboration d’une peinture « sans sujet », transparente à elle-même, matérialiste et dialectique, si ces mots sont encore audibles.
Et je tiens pour ma part les rouleaux de tarlatane trempés dans la peinture, exposés, entre autres, en 1975 par Paul Maenz à Cologne, pour un des plus beaux gestes picturaux de cette période. Leur processus de production est dune rigoureuse simplicité : une couleur, un support, un geste impersonnel. Leffet est mécanique, le résultat modulable mais incontrôlable. Ce sont des pièces autonomes : roulées, elles existent déjà pleinement en tant quobjets picturaux, tout en désignant leur virtualité. Déroulées (partiellement ou non), leur longueur autorise une large gamme de placements dailleurs toujours arbitraires, et leur translucidité insinue nécessairement en elles les qualités sensibles du lieu qui les expose.
[…] N. Dolla ne s’est jamais longtemps tenu à une manière de peindre et, plus généralement, aux « pratiques artistiques », comme on disait au temps militants de ses débuts. Le chaud-froid, la relance par déplacement, le détour biographique, l’écart saugrenu, le clivage en abîme, le retour subreptice sont chez lui des procédés constants. Mais ce qui aurait pu s’avérer le handicap d’une instabilité et d’une dispersion est curieusement devenu le moteur et l’objet de son travail du travail même de son œuvre, déployée et conduite depuis 1986, selon sept ensembles distincts, si nettement différenciés qu’ils peuvent sembler issus des mains d’artistes aux esthétiques antagonistes ou du moins incompatibles. Ce n’est bien sûr qu’un faux-semblant où ne se dupent que les regards distraits, tant sont décelables la contagion et les connivences au sein de cette diversité intentionnelle.
D’autres ont analysé en détail les formes et quelques sens de cette singulière pratique plurielle. J’en indiquerai trois effets pour conclure. D’abord, elle oriente l’œuvre de Dolla du côté des expériences-limites (d’autant plus qu’on n’y peut voir aucune sorte de parodie) ; ensuite, elle fournit à ses gestes initiaux le cadre d’une conversion discrète dans un horizon réconcilié avec le tableau, c’est-à-dire aussi avec la complexité de l’histoire ; enfin, peut-être esquisse-t-elle, à travers l’usage renouvelé des plaisirs de peindre qu’elle exalte sans drame, une esthétique de l’art comme éprise de soi.
Christian Bernard
Extrait de « Noël Dolla », Villa Arson, Nice, 1990
Première rétrospective de l'œuvre de Noël Dolla hors de France, « Non » offre au Mamco une nouvelle occasion d'interroger les formes et le sens de ce type canonique d'exposition monographique. Plutôt qu'un déroulé chronologique de l'œuvre, l’accrochage se décline sur le modèle du kaléidoscope. Six des sept espaces sont en effet organisés de façon équivalente, articulant des pièces de différentes périodes et de différentes séries, dans l'idée de faire jouer les multiples interconnexions de l'ensemble des travaux de l'artiste, au-delà de leur disparité apparente. Autrement dit, l'exposition tente d'opérer une synchronisation générale du corpus d'une œuvre qui se construit par scansions successives et déplacements constants depuis plus de trente ans.
Plutôt qu'une parataxe esthétisante, l'enchaînement des pièces, tendu par une proximité aux limites de la promiscuité, vise à entraîner le regardeur dans l'expérience labyrinthique de la peinture selon Dolla. La spirale retorse de sa syntaxe sous-jacente et la logique énergumène de ce qu'il appelle «l'abstraction humiliée» s'y dessinent en filigrane, entre support, surface et image, entre technicité classique, geste catégorique et « ready-made », entre humour, pathos et reflet, entre fascination, indifférence et répulsion.
|