Stéphane Dafflon semble s’inscrire, par une apparente proximité formelle, dans une mouvance de transmission de l’art abstrait légué par le modernisme radical. En Suisse, en particulier, les recherches picturales théorisées par Max Bill ont influencé durablement les peintres. Mais si la filiation est importante, elle est aussi rebelle. Celle-ci, dès les années 1960 a tiraillé l’abstraction et pris à rebours la position des modernes qui associaient dimensions spirituelles et mystiques à la démarche abstraite.
Lorsqu’au début des années 1990, S. Dafflon a commencé ses études artistiques, l’abstraction avait déjà effectué sa révolution copernicienne. La contagion de l’esthétique construite et non-figurative avait installé la culture visuelle de l’abstraction dans notre environnement, la mode et le design graphique s’en était emparé, l’abstraction était partout… « La relecture décomplexée du modernisme et l’abandon d’un moralisme vertueux engoncé d’héritage académique […] », pour reprendre des termes de John M Armleder, permettaient à un jeune artiste de combiner les données des mouvements de l’art, les images mentales, les rythmes musicaux, les sytèmes de signes et de codes, le design et la culture populaire. Ces superpositions semblent aussi aisées pour S. Dafflon qu’un glissement de souris. Sur l’écran de l’ordinateur son outil de travail indéfectible les formes se construisent, se déforment, se combinent et se déplacent, les angles d’un carré s’arrondissent, un cercle s’ovalise, une ligne s’étire en se courbant ou s’amincit pour n’être plus qu’une pointe. Des toiles, la peinture est aussi envisagée sur le mur : liées à un lieu précis ou « adaptables » à des situations spatiales différentes, ses peintures murales (les motifs peuvent aussi être réalisés au scotch de couleur) ponctuent les murs et modifient la perception de l’environnement architectural. En 2002, S. Dafflon avait réalisé une peinture murale au Mamco (PM017) sur les murs ceinturant le noyau central du bâtiment au premier étage. Des rectangles aux angles arrondis, de tailles et de couleurs différentes, étaient disposés sur un axe incliné par rapport au sol. La peinture murale, insaisissable dans son ensemble, dérèglait par son inclinaison l’orthogonalité architecturale, le sol paraissant absorber les murs, et troublait le sentiment de verticalité du visiteur marchant dans le couloir.
Les œuvres de S. Dafflon ne sont pas circonscrites dans le seul médium de la peinture qui pourtant identifie son travail. Ses objets sculpturaux sont conçus à partir de formes dessinées sur l’écran. La science du design lui apporte des techniques et des matériaux permettant la concrétisation de la forme en objet dans le réel. En bois, en plexiglas translucide ou en inox, peints ou miroitants, ils font écho aux formes accrochées aux murs, provoquent des effets de reflets, cassent visuellement l’espace en ouvrant d’autres perspectives. Certains, de grandes dimensions bloquent la déambulation (Silent Gliss 1056, 2003), d’autres, à l’échelle du mobilier, paraissent « sortir » d’une peinture dont ils reprennent les motifs en trois dimensions.
AST, PM, 000, les titres des œuvres ne sont pas des termes cabalistiques, ils indiquent ce qu’elles sont, leur numéro leur position dans l’odre de création : AST, acrylique sur toile, PM pour les peintures murales, les chiffres ; les objets sculpturaux sont simplement numérotés à partir du premier, 001.
L’art de S. Dafflon est un art silencieux s’adressant à un « œil réceptif », pour reprendre le titre d’une importante exposition du MoMA en 1965. Mais les espaces qu’il crée ont une rythmique et une sonorité visuelles. Les peintures renvoient comme une onde d’écho d’un angle à un autre des salles, les couleurs minutieusement calibrées, le jeu graphique des lignes du tableau aux tracés fluidifiant les murs et aux lignes lumineuses des néons s’allongeant du plafond aux parois, le parcours de Turnaround provoque des impressions qui soulèvent les questions de la réalité visuelle.
Il n’y a pas d’image dans le travail de S. Dafflon pas plus qu’il n’y a trace des idéaux historiques de la modernité. En incorporant librement aux peintures abstraites le monde dans lequel il vit, sa technicité et son savoir, il leur donne la vivacité de l’immédiateté de l’image publicitaire sans rompre avec l’abstraction comme mode de réalisation. |