Depuis la fin des années 1980, Cécile Bart réalise des peintures
auxquelles elle donne le nom de peintures / écrans.
Une lecture rapide de ces œuvres pourrait n’y voir que
des peintures abstraites monochromes si le caractère
translucide des surfaces et leur disposition dans l’espace
ne déjouaient cette interprétation, suggérant d’autres
modalités
et temporalités pour le regard. Le spectateur
se déplace en effet dans un « environnement multidirectionnel », saisi par un nombre démultiplié d’informations
visuelles.
Suspens at Geneva reprend, en la modifiant et en l’amplifiant,
l’exposition Suspens présentée durant l’été 2009 au
Frac Bourgogne à Dijon. Les trente et un éléments composant
désormais cet ensemble sont des peintures glycérophtaliques
sur Tergal « Plein Jour », celui dont on fait les rideaux avec lesquels nous filtrons la lumière de
nos fenêtres tout en nous protégeant du regard d’autrui.
L’aspect des peintures / écrans de C. Bart résulte de
deux gestes successifs : la peinture, fortement diluée, est
d’abord étalée à la brosse, d’un geste rapide et irrégulier,
sur la toile de Tergal tendue sur châssis métallique, puis
la couleur est essuyée. Les mailles, obturées par plusieurs
passages, sont ainsi libérées du surplus de matière picturale,
par un geste qui rend, de façon variable, sa transparence à la toile auparavant teintée de couleur plus dense.
Subsiste, par endroits, la trace des effleurements de la
brosse mais, au terme du processus, peinture et toile se
confondent. Suspendues au moyen de fins câbles métalliques,
les pièces semblent en lévitation et forment des écrans diaphanes que le regard rencontre et traverse,
des surfaces sensibles aux variations lumineuses et qui ne masquent rien de ce devant quoi elles s’interposent. Comme frappé d’une sorte de diplopie, le spectateur évolue dans un environnement multicolore et polymorphe, dont il est l’activateur. Dans ce théâtre, les peintures/écrans dressent un décor que modifie chaque déplacement du spectateur. Suspendues ou posées en équilibre, les peintures/écrans s’affranchissent du mur et de la conventionnelle vision frontale des tableaux. On peut songer aux antécédents que seraient les expositions suprématistes russes, l’Espace Proun de Lissitzki ou bien la salle des abstraits de la galerie Art of this Century à New York (1942).
Ici, l’exposition suit une partition conçue dans l’atelier de l’artiste à l’aide d’une maquette du Plateau des sculptures. C. Bart a composé une sorte de ballet visuel en trois mouvements. Le premier mouvement, « Les Volants », aux couleurs chaudes, esquisse un pas de deux avec les fenêtres du Plateau. Le second mouvement, « Les Nageurs », aux tonalités bleues et vertes, suggère une ligne de flottaison. Le troisième mouvement, « Les Acrobates », alternance d’ombres et de lumières, joue avec le sol. Les œuvres flirtent avec les cloisons sans les effleurer, surprennent le regard par les confrontations et les basculements des plans colorés. Le déploiement est total, l’œuvre danse (dans) tout l’espace Les déplacements du visiteur animent cette chorégraphie immobile. Il peut demeurer à la lisière de l’installation, contempler les écrans volants qui jouent avec les larges fenêtres du Plateau des sculptures. Il peut aussi choisir de s’immerger dans le dispositif pour en découvrir les centres et les perspectives démultipliées.
Ce qui fait image dans les œuvres de C. Bart, c’est la double fonction des peintures / écrans. Tout à la fois caméras, donnant à voir ce qu’elles cadrent, enregistrant sans les fixer toutes les variations éphémères qui affectent les surfaces des écrans : variations de lumière, mouvements d’un visiteur, etc. Ce sont aussi des surfaces de projection hantées par le ressouvenir des peintures aimées, comme ce détail du tableau de Matisse « Le Silence habité des Maisons » (1947) projeté sur du Tergal et devenu, pour C. Bart, image source et expérience de la fusion, par projection, de l’image et du support. Les ombres portées des peintures / écrans font aussi partie intégrante de ce dispositif où l’accrochage est l’œuvre proprement dite. L’amateur pourra se rappeler ici celles des ready-mades, redessinées par Marcel Duchamp ou encore les carrés de couleur qui se déploient dans son ultime peinture Tu m’.
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